
6 juin 1944 : le Plan Proust-Sussex, quand un commando secret français débarquait sur Omaha Beach
Tribune Par Marie-Jo Bonnet et Sébastien Olard Publié dans Marianne le 18/05/2024
Alors que la venue d'Emmanuel Macron et des médias internationaux est attendue à Omaha Beach (Saint-Laurent-sur-Mer) le 6 juin prochain, l'historienne Marie-Jo Bonnet et Sébastien Olard, propriétaire d'un lieu historique sur place, racontent l'histoire d'un commando secret dirigé par le capitaine Roger Guattary lors du débarquement, quatre-vingts ans plus tôt. Un commando de parachutistes français a participé aux opérations du débarquement à Omaha Beach. C’est un commando secret dirigé par le capitaine Roger Guattary dans le cadre du Plan Proust-Sussex mission Ascain mis au point à El Riat, en Algérie, en mars 1944. Roger Guattary est le représentant français à cette commission tripartite qui comprend les services secrets français du BCRA (Bureau central de renseignements et d'action), ceux des Américains (OSS – Office of Strategic Services, Bureau des services stratégiques – services secrets américains) et les Anglais. Il s’agit d’infiltrer des officiers jusqu’à 30 kilomètres à l’arrière des lignes de front pour faciliter les opérations du débarquement allié. Le plan Proust est dirigé par le colonel Neaves, américain, professeur de français, amoureux de l'écrivain du même nom. C’est un dérivé du plan Sussex beaucoup plus large conçu pour le Débarquement. Roger Guattary va recruter les membres du futur commando français en Afrique du Nord, puis en Angleterre où sont envoyées les futures recrues pour des stages préparatoires. Ce plan comprend plusieurs missions, dont la mission Lameduck (canard boiteux) du 6 juin 1944 qui est restée secrète, tellement secrète qu’un black-out a été fait sur la mission elle-même au point d’en maquiller les dates et de supprimer certains documents des archives. Celle qui est connue officiellement, et figure sur les états de service des membres du commando, s’appelle la mission Ascain. Elle a pour chef le capitaine Roger Guattary à la tête d’une soixantaine d’hommes, parachutistes pour la plupart, détachés auprès de l'OSS/G2 de la 1re Armée américaine pour pénétrer les lignes allemandes. C’est une mission franco-américaine. La vraie mission du Jour J figure sur un seul document sous le nom de Lameduck, nom donné aux bateaux amphibies qui vont débarquer sur Omaha, à Saint-Laurent-sur-Mer et les plages alentour dont Vierville-sur-Mer. Des habitants de Saint-Laurent-sur-Mer ont témoigné avoir vu des parachutistes dans la nuit du 5 au 6 juin. L’abbé Prampin se souvient d’un soldat en haut d’une échelle le menaçant de sa mitraillette et lui faisant « chut ». Albert André parle des corps de 11 Allemands dans son jardin le matin du 6 juin, avant l’arrivée des alliés sur la plage d’Omaha. Omaha la sanglante Un vétéran américain, le lieutenant-colonel Eigenberg a raconté lui aussi lors du 60e anniversaire du débarquement à Saint-Laurent-sur-mer, comme il avait été surpris de voir qu’un poste de fusées au phosphore avait été anéanti avant l’arrivée des troupes à Omaha. Ces fusées avaient un système de mise à feu électrique. Les Allemands ne possédant pas de groupe électrogène pour sa mise à feu, la résistance et les Proust vont ainsi sauver de nombreuses vies supplémentaires à « Omaha la sanglante » ce qui aura encore plus pénalisé la réussite du Débarquement sur ce secteur. Dans ma famille, on savait que Jean Masson, le frère de la belle-sœur de ma mère, avait été parachuté à Saint-Laurent-sur-Mer lors des opérations du débarquement. Personne ne trouvait ça étonnant car on ne savait pas qu’il faisait partie du Commando Guattary, ni qu’il s’était engagé en Afrique du Nord auprès des services secrets du BCRA, qu’il avait fait la campagne de France avant d’être affecté en 1945 au S.R.O. de l’armée sous les ordres du commandant Simoneau pour participer à la recherche des savants allemands. C’est Sébastien Olard, le petit-neveu de Charles Olard, qui va éveiller ma curiosité après avoir découvert dans mon livre Les voix de la Normandie combattante (2010) une dédicace à Jean Masson. Son grand-oncle, Charles Olard, receveur des postes à Saint-Laurent-sur-Mer, lui avait raconté cette opération complètement inconnue du Débarquement à Omaha Beach avec promesse de le faire connaître. Un travail d'enquête Sébastien a mené une enquête durant de nombreuses années, rassemblé des archives, retrouvé des descendants des membres du commando, comme Bruno, le fils de Yves Pollet. Tout en organisant à la Maison de la Libération de Saint-Laurent-sur-Mer des cérémonies d’hommage au capitaine Guattary et ses 12 camarades français du commando. Depuis 2017, elle a lieu chaque année. Charles Olard était membre du réseau « Alliance », fondé dès 1940 par le commandant Loustanau-Lacau puis repris par Marie-Madeleine Fourcade qui créera sur la France (3 000 résistants) comme le nommaient les Allemands l’arche de Noé. Charles Olard relevait du secteur « Ferme » dirigé par Jean Roger dit « Sainteny », lequel avait des attaches à Aignerville et à Vierville-sur-Mer où il était propriétaire d'une villa au bord de la mer. Charles avait été chargé avec ses camarades de réceptionner le commando à l’annonce du message de la BBC indiquant le débarquement et le début de leurs actions du jour J. Mais le 5 mai 1944, la Gestapo de Caen arrête quatre résistants du secteur dont Lemière, Boulard, Anne et Charles Olard (« Ce jour-là, nous avons arrêté quatre personnes, d’abord un facteur à Saint-Laurent [qui] s’appelait Olard. Ensuite à Trévières nous avons arrêté Anne et Lemière. » Interrogatoire de Serge Fortier, membre de la Gestapo de Caen, Instruction en Cour de Justice du Calvados, 1946). Libéré le 12 mai, fautes de preuves, il est repris à sa sortie pour être à nouveau interrogé par la Gestapo de Caen, « rue des Jacobins ». Il réussit à s’évader le 14 mai lors d’un transfert de prisonniers et regagne Saint-Laurent à pied ou il se cache dans un cabanon en attente du Jour J. Car il doit accomplir la mission de leur secteur, quitte à mourir et il ira au bout de la mission. La nuit du 5 au 6 juin, M. Cairon entend le message de la BBC leur ordonnant d’effectuer « la grande coupure » des fils de communications pour entraver l’information de l’ennemi afin de ralentir l’effet d’annonce du débarquement. Avec les frères Dupont, Mme Chevron de l’OCM, M. Etasse, Charles Olard et d’autres résistants, ils passent aux actes tandis que le commando Guattary change d’organisation à la dernière minute. Il se sépare en deux groupes : des hommes seront parachutés dans la nuit du 5 au 6 et le second groupe va débarquer à Saint-Laurent dans la matinée du 6, en laissant passer la première vague qui fut si meurtrière. L’ordre de mission sera donné à Guattary juste avant le départ sur le bateau, avec ordre de ne l’ouvrir qu’en mer. Pourquoi l’action de ce commando n’a-t-elle pas été révélée ? Quatre-vingts ans après le débarquement, c’est effectivement la question qui se pose. Notons d’abord qu’aucun membre du commando ne racontera leur action (Classée top secret). De plus, les archives n’indiquent pas les mêmes dates, comme s’ils avaient reçu l’ordre de ne rien dire. Jean Masson était connu dans la famille pour avoir sauté le 7 juin 1944, date confirmée à son enterrement par son camarade Jean-Henri Teillet qui dit : « Parachuté en Normandie tu touches le sol français le 7 juin 1944 à Saint-Laurent-sur-mer. C’est de ce point de départ que tu prends une part glorieuse au combat pour la libération. », Jean-Henri Teillet, Éloge à un ami, Nesmy, 23 septembre 1987. Archives Masson. Or, dans le bulletin de renseignement d’activité FFC, Jean Masson écrit : « Débarqué le 16 juin 1944 à Saint-Laurent-sur-mer avec le capitaine américain Lambert, le capitaine français Guattary et onze camarades, nous sommes avec les Commandos les Premières Croix de Lorraine à mettre le pied sur le sol de France », Bulletin de renseignement d’activité FFC, Paris, 11 avril 1946, archives Jean Masson. Cette date est d’autant plus erronée, que ses états de service dans l’armée mentionnent le 12 juin. De même pour ses camarades. Aucun document n’indique la « vraie date », Pourquoi ? En fait, après la mission du 6 juin, le commando retourne en Angleterre le 10 juin et repart sur Omaha Beach où il débarque le 12 juin muni d’un ordre de mission signé par le général Koenig. Une discordance dans la datation D’autres témoignages confirment ces dates. Bruno Pollet, le fils d’Yvon Pollet, autre agent du Plan Proust-Sussex, affirme que son père a toujours dit qu’il avait été parachuté dans la nuit du 5 au 6 juin. Ce qui paraît plausible car les opérations du Débarquement commencent au petit matin du 6 juin. Le dossier du capitaine Roger Guattary mentionne lui aussi plusieurs dates d’arrivée à Saint-Laurent-sur-mer. En particulier, celle du 12 juin. Mais dans sa Citation à l’ordre de l’Armée, signée par Robert Schuman le 14 janvier 1948, il est clairement dit que cet officier « passé en Angleterre et débarqué en France le 6 juin 1944 a exécuté des missions particulièrement délicates d’infiltration à travers les lignes ennemies ». De même, le colonel Réthoré écrit dans sa proposition pour la Légion d’Honneur que « le 6 juin 1944, le capitaine Guattary a débarqué l’un des premiers sur les côtes normandes (Saint-Laurent-sur-Mer) avec la 1re armée américaine auprès de laquelle il est personnellement détaché par le Général Koenig comme officier de renseignements avec 60 parachutistes sous ses ordres ». Comment expliquer ces différences de dates et surtout le fait que cette mission du 6 juin ne figure sur aucun relevé des états de service des membres du commando français ? Est-ce parce qu’il s’agissait d’une mission ultra-secrète commandée par les services secrets du BCRA français et de l’OSS américain ?

Béret de parachutiste de Jean Masson avec les insignes Proust 1944 (2 drapeaux américain et à l’intérieur du drapeau français la Croix de Lorraine), Sussex 1944 (les 3 pays, la Croix de Lorraine et les insignes de parachutistes). Ó Col. Famille Masson.© DR.
Mais ça ne suffit pas à expliquer pas pourquoi cet événement n’a jamais été mentionné dans les histoires du débarquement en Normandie. Plus troublant encore : les rapports des agents Proust sur cette mission ont disparu des microfilms des Archives Américaines NARA, soit plus d’une centaine de pages (p. 51 à 188), que ce soit côté français comme côté américain. Un but qui reste mystérieux D’autres questions surgissent. Pourquoi un commando franco-américain alors que les commandos prévus par les forces alliées sont tripartites ? Et pourquoi la mission Ascain exécutée par ce commando a-t-elle été envoyée dans la sphère du Débarquement américain. Y a-t-il un lien avec le réseau Alliance, qui avait beaucoup travaillé avec les Américains et dont la cheffe, Marie-Madeleine Fourcade, a rallié la France libre et le BCRA du Général de Gaulle, lors de son séjour à Londres en mai 1944 ? Peut-on penser également que cette mission secrète a un lien avec l’arrivée de Robert Schuman sur le sol français dès le 7 juin, puis du général de Gaulle à Bayeux, quelques jours plus tard ? Arrivée décisive on le sait. L’ordre de mission ayant disparu, nous ne savons pas quel en était le but exact. La mission Proust était une mission extrêmement périlleuse du fait de la présence du QG du 21e Panzerdivision à Saint-Pierre-sur-Dives, au sud de Caen. S’agissait-il de préparer l’aéroport américain sur les hauteurs de Saint-Laurent-sur-Mer, qui deviendra opérationnel quelques jours plus tard ? Ou d’exfiltrer un savant, spécialiste des V1, qui résidait dans la région. Ou encore couper l’alimentation électrique des fusées entreposées au nord de l’ancienne gare, sorte de bombe qui aurait fait des dégâts considérables sur la plage si elles avaient pu être mises à feu ? Quand on sait que l’exfiltration des savants allemands opérée par plusieurs membres du commando Guattary lors de la mission Hébé de l’automne 1944 commence à peine à être connue du public à ce jour, on peut espérer que d’autres secrets seront dévoilés à l’occasion de ces 80 ans du Débarquement permettant d’honorer ces 12 officiers Français du Jour J sous le commandement du Capitaine Roger Guattary, à savoir :
Le Capitaine Roger GUATTARY, alias Basco (Fr), né 14 août 1909 Paris (St Maur)
Les Douze officiers :
François BONAFOS, alias François Contet (Fr), né le 7 février 1916 à Trouillas (Pyrénées orientales)
Louis CHEVALLIER, alias Louis Tournier (Fr), né 16 mars 1910, à Bussières, (Haute Vienne)
Yves DUREMEYER, alias Dargeles (Fr), né 28 septembre 1920 Arthur LAURENT, alias Dupin (Fr), né 31 juillet 1911, île Maurice
LE GUEN, alias, Le Gloan
Jean MASSON, alias Jean Moutier (Fr), né le 1er décembre 1919, à Lisieux (Calvados)
Norbert MEYER, alias Norbert Martin (Fr), né le 10 août 1913 à Chanteleux (Meurthe et Moselle),
Fernand NOCETTI, alias Henri Bauge (Fr), né 11 avril 1906 à Paris 16e.
Yves POLLET, alias Georges Pocquet (Fr), né le 2 septembre 1918 à Limoges
Albert POUPART, alias Viallat (Fr), né le 4 janvier 1010 à Villemonble.
Henri STUBER, alias Aicard (Fr), né 6 août 1907 à Dombasle sur Meurthe
X, alias A. Beaupin (Fr), tué accidentellement